ADAPTATION - Adaptation psychologique

ADAPTATION - Adaptation psychologique
ADAPTATION - Adaptation psychologique

Les échanges, le mouvement, la création, les différences et les apports de chacun engendrent le sentiment d’existence. Exister, c’est bouger, «exister, c’est peser» (E. Levinas). Parfois la vie pèse trop lourd, d’autres fois elle ne pèse plus et ne vaut rien. La sensation du poids de la vie est un signal de régulation ou d’alarme. La sensation de distance affective (être proche ou lointain), celle de l’écoulement du temps (trop rapide, trop lent, ou juste bien) en sont d’autres. Ces critères nous rappellent la nécessité de réaménager constamment certains aspects de notre vie.

1. L’atmosphère

L’atmosphère est la transformation de la qualité de l’espace et du temps due à la présence et à la relation conjuguée de plusieurs personnes. Par exemple, nous pouvons aimer deux personnes, mais trouver leur couple exécrable. Le couple produit une qualité qu’on nomme l’atmosphère. L’atmosphère est une production des échanges entre les individus et non une production de la volonté des individus.

L’atmosphère participe aux nombreuses enveloppes qui habillent, contraignent et protègent l’individu. L’individu utilise sa perception de l’atmosphère, «le bien-être ou le mal-aise», comme une des références à laquelle il doit s’adapter sous peine d’être à la merci des ragots, des rumeurs, de la honte. Il repère les valeurs, les soupèse, s’affirme ou s’exclut vis-à-vis d’elles.

2. L’inadaptation

L’inadaptation est elle-même un moteur de l’élan vital. Elle provoque le sentiment de décalage entre soi et les autres, entre notre perception intérieure, notre conception de la vie et l’image que les autres nous renvoient de nous-même, l’image que le monde nous renvoie de sa complexité. Ce décalage fonctionne comme source d’inspiration, de curiosité, de recherche, de création. Mais l’individu est toujours inadapté dans certains champs de son existence.

Tel ouvrier accepte de se soumettre quotidiennement. Il reproduit cette soumission chez lui, soit en se soumettant, soit en soumettant sa famille. Ici, l’adaptation psychologique vis-à-vis du champ social produit une rigidification des schémas de défenses, de l’imaginaire, des mouvements émotionnels telle que cet ouvrier adapté psychologiquement à son travail est tout à fait inadapté à la vie de famille, ou à la socialité.

L’utilisation de l’alcool intervient pour une part dans cette recherche d’adaptation, d’apaisement des tensions. L’alcool enlève momentanément le souvenir des tensions musculaires provoquées par les situations du pouvoir. L’alcool, en tranquillisant, agit au début comme un moyen artificiel d’endormissement psychologique pour mieux apaiser, pour mieux atténuer les difficultés.

L’adaptation psychologique est toujours sur le fil du rasoir de l’équilibre mental. L’adaptation à la mobilité, à la souplesse, à l’invention, cette «légèreté de l’être» réclamée par les mécanismes de transformation industrielle de notre société, favorise certainement l’insertion dans le milieu du travail. Mais elle favorise aussi toutes les souplesses, toutes les transformations, en particulier la désagrégation des couples, des familles, des groupes, la solitude. Cette mobilité se fait au prix d’une recherche de moindre contrainte du groupe. Ce détachement conduit à une plus grande fragilité de l’individu. Celui-ci a bien du mal à trouver des gens avec lesquels il pourra se régénérer, se restructurer. Une adaptation peut cacher une inadaptation et inversement. L’individu, en s’adaptant, se structure dans des mouvements affectifs intérieurs. La répétition de ces mouvements peut produire une reproduction infinie tout à fait inadaptée à d’autres situations.

Toutes les maladies mentales sont en quelque sorte des tentatives d’adaptation avortées. Tous les symptômes – obsessions, hystérie, phobie, délire, exaltation ou dépression – sont d’abord des adaptations de l’individu. Ils sont des mécanismes de défense ou de dilution de l’angoisse. Ces symptômes supportent toujours la double contrainte de la confrontation au monde extérieur et celle du tumulte du monde intérieur. Ils tentent d’atténuer la confrontation, d’apaiser les sentiments.

Souvent, il suffisent à mettre en conformité la personne, son humeur, son imaginaire et le monde. La peur des araignées, une vérification de portes bien fermées ou un «coup de cafard» sont parfois suffisants pour concentrer l’individu, le protéger d’un envahissement émotionnel trop dispersant, redistribuer les émotions.

Mais les symptômes sont souvent débordés. Ils sont alors répétés. Ils se fixent. Ils se rigidifient dans une tentative impuissante d’adaptation. Ils deviennent maladie mentale.

3. Le monde en mouvement et les palpeurs

L’homme évolue dans un espace mouvant et interactif. L’apparition du sourire social chez le bébé semble jouer un rôle très enrichissant dans l’interaction, en induisant chez les parents le sentiment d’être reconnu et valorisé par l’enfant: celui-ci paraît «entraîner» les parents dans «l’état de grâce» qu’il semble alors connaître (Stoléru-Lebovici).

L’adaptation procède d’une transformation d’un grand nombre de détails. La personne pressent, ressent, situe, pointe, intègre, ingurgite, s’approprie une quantité de détails de la vie. Elle en choisit certains, d’autres lui sont imposés par la force de la cohésion sociale. Elle les fait siens, et parfois les revendique comme des composantes essentielles de son existence, sans toujours savoir pourquoi certains de ces détails sont devenus évidents, si importants, si imposants à la conscience.

C’est le cas de la mode, celui aussi de mots «mode» comme «c’est le pied», «génial», ou «sublime», «dément». Des mots qui flambent dans la communauté pour s’intégrer ensuite. L’essai, l’usage de la cigarette ou de la drogue proviennent du même processus, la canalisation du désir à travers la pression du désir de l’autre, des autres, à travers l’envie de prendre, d’intégrer et de s’intégrer.

L’adaptation psychologique est un long, lent travail d’adhésion et de distanciation toujours retravaillé, toujours transformé, déformé, reconstitué.

On ne peut séparer l’adaptation psychologique d’un individu du concept de «personne», c’est-à-dire de cet individu traversé par les pensées, les émotions, les relations des autres. Constamment, la personne est soumise au flux des échanges tel que ses choix sont dirigés plutôt vers tel aspect social ou individuel plutôt que tel autre. On voit alors à quel point la personne est soumise à l’influence de la structure environnante.

La permanence même de l’identité (ce en quoi quelqu’un se reconnaît identique à lui-même chaque jour) est soumise à ce choix constant fait d’acceptations, d’appropriations, de rejets ou de remaniements de certains points de vue qui paraissent tout à coup désuets, inadaptés à une société changeante, à un monde relationnel, familial qui, lui aussi, change constamment.

L’homme n’est pas nu dans cette adaptation. Il se déplace avec tout un attirail, ses appartenances, ses objets, ses croyances, ses amours. Tout cela constitue le faubourg de lui-même, des frontières et des protections. Ce sont des cercles concentriques de sensibilité plus ou moins grande, sensibilité à telle ou telle remarque, à telle ou telle curiosité. Elles forment des couches successives entre l’intimité, le corps, la peau, la famille, les amis, les copains, les camarades de travail, les voisins, les Français, les Européens, etc. Ces différents espaces peuvent être affectés dans leur intégrité. Suivant leur distance, ils rappellent certaines émotions, remettent en cause certains équilibres, certains présupposés.

Les objets sont habités des mêmes enjeux. Ils favorisent l’adaptation ou soulignent la désadaptation. On sait combien, dans une société de consommation, les gens deviennent des choses, les choses deviennent des gens. L’habitat, la voiture s’inscrivent dans les faubourgs de la personnalité comme des protections, des sécurités. Protections, réelles ou imaginaires, qui permettent de circuler à travers un système de représentations fait autant pour séduire (c’est-à-dire dissoudre l’agressivité ou attirer l’attention bienveillante) que pour paraître, se poser, s’imposer, s’inscrire dans un ordre social qui lui-même renvoie à un ordre intérieur.

L’homme palpe le monde avec trois instruments: les sens, son corps et son intelligence.

À tout instant, l’homme envoie des sondes sur le monde environnant, sur lui-même, dans son corps, dans son esprit. Il utilise pour cela ses sens. Il synthétise les informations, les impressions. Les sens lui indiquent, à travers ses intuitions, la qualité et la quantité d’échanges entre lui et les autres. Il lui confirme son sentiment de sécurité ou d’insécurité, lui permet de se sentir en harmonie ou en conflit (exprimer par être bien, se sentir bien).

Les sens sont les palpeurs du monde les plus raffinés. Pourtant, ce sont des organes grossiers. Ils sont empreints de l’expérience personnelle, colorée par la sensibilité familiale. Ils renseignent l’individu à travers une quantité de filtres composés de la culture de l’individu, de son groupe, de sa population, ils occultent de nombreux renseignements. Ils créent la conception imaginaire du monde. Pourtant, s’ils nous renseignent sur le monde extérieur, ils nous trompent aussi. Il n’est qu’à voir les yeux de l’amour ou de la jalousie, les antipathies de prime abord qui se transforment en amitié. L’individu n’utilise pas ses sens pour s’adapter, il utilise l’interprétation de ceux-ci, l’interprétation de la perception.

Les sens ne nous apportent jamais des informations, ils apportent «de l’eau à notre moulin». Plus ils en apportent, plus nous sommes en symbiose, en harmonie avec le monde, moins nous avons de distance avec lui, moins nous pouvons le comprendre objectivement. C’est pourquoi la personne voit moins «sa bosse que celle de son voisin», comprend moins son conjoint que l’autre (mais échange plus d’émotion avec lui), ne voit pas son enfant toxicomane, tellement les signes s’intègrent dans un flux d’émotions.

La personne dialogue constamment avec elle-même, avec son corps. Elle synthétise en émotions. Les pensées, et les échanges quotidiens. Le conflit conjugal se transforme en mal de tête, ou l’agressivité au travail en ulcère d’estomac, la peur de l’école en mal de ventre. Inversement, la douleur, signal d’une atteinte de l’intégrité physique, peut rester un simple signal d’alarme, ou s’enfler lorsqu’elle rentre en résonance avec le sentiment d’une atteinte de l’intégrité mentale. Le palpeur du corps parle à l’esprit de bien-être, à travers la détente musculaire, la plénitude des besoins physiologiques.

La raison et l’intelligence jettent aussi des pseudopodes pour permettre de comprendre le monde et de s’y déplacer. Ils racontent à la personne des récits (en reconstruisant les signes). Ils suppriment, n’entendent pas ce qu’ils n’ont pas l’habitude de voir et d’entendre. Ils oublient, censurent ce qui n’est pas supportable pour l’ordre émotionnel. Ils se révoltent contre ce qui remet en cause l’ordre imaginaire. Il n’est qu’à voir comment l’introduction des nouvelles expressions artistiques est violemment rejetée.

Dans le délire paranoïaque, les mouvements du monde parlent directement à l’individu. «Celui qui me regarde dans la rue voit mes défauts, ma transparence, mon inconsistance.» «Telle personne habillée d’un pull jaune souligne mes doutes vis-à-vis de la fidélité de mon conjoint.» Les signes du monde se figent dans un dialogue personnel entre moi, mon monde intérieur et mes préoccupations. Le monde des autres a disparu, dilué par des préoccupations trop pressantes.

L’adaptation psychologique est un phénomène quasi physique, actif, bien souvent inconscient, fait de choix intuitifs et d’une vision synthétique du monde. Les palpeurs construisent les multiples récits intérieurs de notre vie. Ces récits constituent le fondement de nos choix, la base de nos projets. Ces projets ont besoin de support (une trame et des transitions), les choix ont besoin de direction (les repères affectifs).

4. Transitions, trames, étayages

Entre nous-même et le monde s’interposent le vide, la différence, l’étrange, l’étranger.

Les objets et les espaces transitionnels sont nécessaires à l’élaboration de la structuration de la personnalité, nécessaires à l’expérimentation de la vie. Pour investir tel champ social, il convient de faire un travail psychologique. Il s’agit là de la confection de symboles, d’émotions, de souvenirs qui s’appliquent sur la personnalité en couches successives.

Les objets transitionnels – ours, chiffons – représentent une scène de théâtre, où sont retravaillées les émotions, conceptualisées les sensations. Objets intermédiaires entre soi et les autres, entre la pensée et l’action, entre la sensation et le sentiment. Ils sont un espace affectif réconfortant, chaleureux, l’illusion d’une stabilité, d’une continuité. Ces transitions faites d’objets, d’espaces sont comme la peau de l’imagination. Comme la peau, ils constituent une protection, un filtre face aux excitations, une surface de dialogue. Ils forment un écran sélectif.

Ces objets et situations intermédiaires sont des lieux de rencontre, des lieux de communication, des liens; des supports de l’adaptation. Les jeux et les jouets fonctionnent aussi comme des aides à l’adaptation psychologique. Moins affectés par l’émotion, ils sont les supports du rêve, de la rêverie, une manipulation du monde à venir, une façon parfois de le tourner en dérision comme dans colin-maillard, ou de le symboliser comme dans les échecs ou la marelle. L’activité ludique renvoie aux multiples facettes du monde intérieur et extérieur.

L’être humain est profondément aveugle. Il a besoin de l’autre comme d’une trame qui lui permettra de projeter sa curiosité, son affectivité sur les gens, les objets, les événements. C’est «comme si» seul le regard de l’autre dirigé sur une situation permet l’accès à la connaissance. L’autre est le support sur lequel se tisse la perception et la conception du monde.

L’apprentissage de la lecture se fait à travers le travail complexe de la relation à l’instituteur, de l’exercice de l’enfant face au livre et de l’exercice dans un groupe. L’instituteur est présent pour permettre l’accès imaginaire à la lecture, pour permettre à l’enfant une liaison entre des objets, des signes, des sons et son monde intérieur, à travers une succession d’images acoustiques, tactiles, visuelles, sonores, lues, écrites, parlées. Grâce au support du maître, l’enfant construit ses propres traces, un cheminement intérieur qu’il intègre à son expérience, expérience unique à travers un langage intérieur unique.

Le groupe le structure aussi à travers un mécanisme d’identification, de compétition et de miroir. Il renvoie à l’individu une image sociale de lui-même, image différente de ce que la personne ressent d’elle-même. Cette image conforte la personne dans un sentiment de sécurité ou, au contraire, elle l’oblige à changer, à s’adapter.

Dans ce mouvement, le groupe participe directement aux phénomènes d’adaptation psychologiques en imprimant sa forme, en stimulant aussi les conceptions du monde. Mais, plus encore, le groupe influe sur l’adaptation en étayant l’individu dans les moments de perte (deuil), de brèche (chômage, divorce, doute), de souffrance physique, mais aussi à travers les plaisirs, les repas, les fêtes, les loisirs.

À tout instant, la perception de sa propre personnalité, du monde intérieur est confortée par la relation aux autres.

L’individu n’est pas seul. Constamment, il se réfère à son groupe social de base, à une relation communautaire affective. C’est un peu comme s’il marchait sur quatre pattes. Chaque pas le maintient dans un équilibre dynamique, où constamment il se ressource avec le pas suivant. Un pas dans le social, au travail, l’éparpille; il est recomposé par la référence à son groupe, les amis, réconforté par une relation duelle, sa relation amoureuse, réintroduit dans l’intimité de son monde intérieur. Inversement, l’adaptation psychologique passe par des moments de désintégration intérieure, réconfortée par une relation amoureuse, structurée par le groupe, réalimentée par le social. Les étayages comblent les blessures du quotidien, soutiennent l’individu.

Le groupe structure la personnalité de l’individu à travers des enveloppes, qui se posent en couches successives, en «pelures d’oignon», sur lui. Couche après couche, elles constituent les structures de l’imaginaire.

Groupe de base, le groupe met en scène la personne dans sa réalité physique à travers ses satisfactions, ses espoirs, ses créations. Il développe l’amplitude imaginaire et perceptive de la personne. L’individu y puise les éléments affectifs nécessaires à sa stabilité, aux choix de sa vie.

5. Les repères affectifs et leurs transformations

Avec les palpeurs, l’aide des siens, la personne se meut dans le monde. Très vite aussi, elle met en place des repères affectifs qui lui permettent d’imaginer comment se situer dans le monde.

Les repères affectifs se présentent sous la forme d’objets, d’espaces, de personnages, de situation même. Ils prennent leur consistance à travers la répétition de leur utilisation, grâce à la force de l’habitude. Imaginaires ou réels, ils donnent une apparence, une forme à notre vie. Ils contribuent à un agencement de nos pensées. Ils participent à notre structure émotionnelle, notre labyrinthe intime, notre charabia. Les repères sont les étoiles de notre monde intérieur, ils le sous-tendent: ils sont de l’émotion, de l’intermédiaire entre soi et les autres.

Ancrés dans la mémoire de nos cinq sens, ils sont une mémoire vivante, spatiale, multidimensionnelle de nos expériences anciennes. Tel vieux fauteuil nous rassure par sa présence. Telle attitude de l’autre nous inquiète car nous croyons y retrouver une attitude dangereuse reconnue dans d’autres circonstances. Les grands immeubles modernes des années 1960 sont inquiétants par leur manque de repères.

Le premier repère devant nos yeux est le corps, le corps de la mère, son visage, notre propre corps. Nos doigts de pieds, nos mains sont les premiers compagnons mobiles de notre environnement.

Le corps est peu à peu habité, modifié. Chacun y développe son emprise; suivant l’histoire et les échanges de chaque individu s’installent sur le corps des plages de plaisir plus ou moins importantes. Ces plages forment une sorte de relief personnel, une carte de la géographie érotique du corps.

Il est inclus dans un jeu imaginaire de protection, d’adaptation entre lui et les autres.

Les repères, parce qu’ils s’accrochent à notre mémoire physique, tracent un projet rassurant à notre vie. Ils facilitent nos mouvements mécaniques ou affectifs. Ils nous permettent d’aller au plus pressé. Parce qu’ils deviennent, objets, nos compagnons de vie, nous leur exprimons une certaine tendresse, une certaine chaleur. Nous aimons les retrouver. Ces retrouvailles créent des sentiers, des chemins connus où notre vie aime à passer et repasser. Tout cela crée les habitudes. Alors, les repères servent à nous guider, aux deux sens du terme: renseigner sur le chemin à prendre, mais aussi, au sens restreint, contrôler notre action.

Dans la névrose de la ménagère, tout se passe comme si elle voulait nettoyer, rendre propre, à tout prix, l’extérieur et l’intérieur d’elle-même. Quand la maison est propre, elle se sent propre. Quant la maison est dérangée, elle se sent dérangée à l’intérieur d’elle-même. La confusion entre le corps et la maison pose ainsi la question de nos rapports aux objets, à l’espace, au corps, à la culture, à l’histoire: la base de nos repères affectifs.

Les repères suivent le trajet de l’évolution humaine, du concret à l’abstrait. Les premiers repères sont des personnes: la mère, le père, ou des objets: le lit, la table. Les suivants s’organisent comme l’organisation sociale, la terre pour les agriculteurs, le métier pour les artisans, les objets, l’argent pour les commerçants, les concepts, les notions, les idées pour le secteur tertiaire.

Il faudrait pouvoir s’interroger sur la naissance des repères. Pourquoi tel objet plutôt que tel autre prend un sens. Vraisemblablement grâce à la triangulation entre l’objet, soi et l’être aimé. L’être aimé a un sens pour nous. Ce sens se répercute sur les objets, les situations qui l’accompagnent. À leur tour, objets et situations sont réfléchis, comme un miroir, sur soi. Suivant les époques ou l’éclairage familial, tel concept ou tel objet prend un sens, un volume que n’ont pas les autres. L’imagination et les sensations s’y accrochent, l’habitent. L’objet ou l’idée devient repère. On s’y réfère. Il est un axe. Il devient passage obligatoire.

À travers les mouvements et les sensations, nous incorporons l’objet dans notre espace intérieur. L’objet s’intègre à nous et rejoint notre espace corporel. C’est comme si, par une sorte d’invagination, il nous enveloppait parce que nous l’avons dévoré.

Les repères affectifs fixent l’être humain entre son imagination et le réel. S’il ne peut accéder à cette liaison, il deviendra ou restera débile. Parfois, les repères deviennent trop lourds, trop pesants, trop forts; ils favorisent alors les compulsions de répétition, les obsessions. Ils deviennent des totems, des drapeaux qu’on agite comme la vérité. Ils se transforment. Quelquefois, nous sommes ravis de les voir disparaître, tant ils nous enchaînent. D’autres fois, leur disparition nous laisse, selon l’expression montcellienne, «édoilés» (comme un tonneau qui a perdu son cerclage).

L’espace est aussi une gangue, une réplique en creux des déambulations, de la forme de la personne. Les personnes âgées sont troublées par le changement, par la transformation de leur espace quotidien. L’espace s’est rigidifié pour devenir un plâtre, une attelle, un sarcophage. Leur capacité d’adaptation s’est sclérosée. Privée de cette structure solide, la personne âgée s’écroule.

Perdu ou abandonné trop brutalement, l’absence des repères conduit à une sensation de magma inconsistant, de chaos. La perte des repères conduit parfois à la confusion mentale, à la dépression ou à la démence. L’inverse est aussi vrai: ces maladies provoquent une transformation, une perte des repères affectifs. Chaque jour, les repères changent insensiblement détail par détail. Des panneaux de notre vie perdent leur signification pour être remplacés lentement, trop lentement, par d’autres. Les gens naissent ou vieillissent.

Ces changements modèlent insidieusement le cadre de notre vie, notre perception, la forme de la famille, les rapports sociaux, la structure sociale.

Les repères sont comme la galaxie en mouvement; tant qu’ils bougent tous ensemble, l’univers semble stable, immobile. Mais, si un changement survient, pour un seul repère parfois, l’homme prend alors conscience du mouvement qui l’entoure, un vertige le prend. Le vertige psychogène est bien cette sensation, la conscience aiguë que toutes les relations humaines et le cours de la pensée bougent, changent, virevoltent.

D’autres fois, les repères changent brutalement. Les grandes catastrophes, mais aussi un déménagement, le chômage, un deuil, une crise conjugale rompent le mouvement, l’équilibre des repères. Alors le monde prend un autre visage. La perception de l’individu subit une transformation radicale. Il voit autrement et devient différent. Il a l’impression d’un mystère révélé. Ses anciennes habitudes adaptées ont perdu leur raison d’être. Elles ne sont plus raisonnables. Elles ne correspondent plus au triple mouvement: appréhender le monde, l’incorporer (le diriger), puis s’adapter à cette nouvelle conception.

La confusion s’installe entre une réalité mouvante et une pensée, un imaginaire, paniqués, bousculés par un cyclone. L’ordre ancien et les sensations nouvelles se fondent ensemble pour accélérer les confusions, le trouble. Les gestes ne sont plus huilés, «ça ne tourne pas rond». Les lapsus fusent. Les objets sont posés et perdus, les sacs oubliés. Les gaffes ne se comptent plus. La perte des repères provoque un sentiment d’irréalité, l’impression que des moments, des sentiments, des situations nous échappent. Elle entraîne une sensation de fragilité, d’insécurité, de fluidité, de mouvement, de temps qui file.

Le sentiment d’être perdu, isolé dans un monde hostile rôde autour de la dislocation des repères. La crainte de disparaître avec la disparition des repères conduit parfois à mettre en place des systèmes de défenses psychologiques ou sociales. Mais ces défenses sont souvent artificielles, inadaptées. La tentation est grande d’ériger les repères en statue, en dogme. On voudrait les embaumer, les conserver. Face à leur transformation, on voudrait les rendre sacrés, les ritualiser. On voudrait sacrifier tous ceux qui n’acceptent pas de les vénérer malgré leur disparition, comme si les vénérer pouvait leur rendre le sens qu’ils avaient perdu. Il y a là-dedans une sorte de vénération de l’immuable, de l’immobilité.

Sacraliser le repère, c’est tenter de contrebalancer sa disparition, la course du temps, la vraie mort.

6. L’appropriation de l’expérience

L’appropriation de l’expérience précède l’accession à la connaissance. Elle est essentielle pour dominer le cheminement qui conduit du geste à l’aisance, du geste au pouvoir. Elle est nécessaire pour renouveler les expériences, pour s’ancrer dans le monde, pour s’adapter. Mais elle est toujours l’intrusion dans un champ social dans lequel se retrouve l’autre. Alors, elle se développe sur lui, à ses dépends, et projette en retour des tensions qui n’ont pas été pourtant désirées. Trois composants président à ce mouvement: un champ d’expérimentation, le temps et l’autre.

Il existe un consensus qui satisfait au départ les protagonistes. Mais il induit une série de réactions en chaîne. Celui qui détient le savoir devient le domestique de celui qui ne le connaît pas. La situation de pouvoir de l’expérience (savoir conduire une voiture, faire la cuisine) se retourne en situation de servitude.

L’autre se retrouve en situation princière: commander, attendre, être éventuellement mécontent. Mais l’interdiction de l’accès à l’expérience induit des champs aveugles chez l’individu, des zones de vide.

Les tensions du monde extérieur favorisent l’appropriation de l’expérience. Les contraintes de travail, le manque de temps, la nécessité d’action rapide, la peur de l’accident ou la peur du ridicule.

Tous ces éléments se conjuguent pour participer à l’entreprise globale de l’expérience, de l’adaptation ou de l’inadaptation de la personne à son monde. Chaque portion d’expérience permet l’accès à un champ de création, chaque dépossession produit une pathologie plus ou moins douloureuse; l’appropriation du corps de l’autre produit des défaillances, maladresses, énurésie, timidité, colère, dépression, débilité en secteur ou parfois destructuration.

L’adaptation psychologique procède d’un continuel discours entre la personne et son monde. Immergée dans une atmosphère sociale, la personne dialogue et construit un récit autour de la réalité en confrontant ses décalages vis-à-vis de tout ce qui la limite: son corps, le monde physique, le désir de l’autre, le poids de l’économique, et le social.

Elle se protège par des enveloppes psychologiques, elle palpe physiquement le monde, le goûte. Elle prend sa mesure. Elle s’étend sur le monde par une trame, à travers des transitions. Elle s’appuie sur son entourage, prend sa direction à travers des repères affectifs. Elle développe son action grâce aux multiples expériences vécues. Enfin, cette adaptation psychologique fait constamment référence aux trois composantes du temps: chaque expérience est recensée au crible de la mémoire, pour s’inscrire dans des perspectives de vie, dans un projet, une hypothèse d’avenir.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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